mercredi 4 février 2015

Mahmoud Darwich, L'aéroport d'Athènes [Un poème, deux traductions]

« Je n’écris pas habituellement de poésie dans les avions. Je n’y fais pas davantage mes articles ou mon courrier. Et il ne m’est arrivé qu’une seule fois de devoir dormir sur un banc d’aéroport.
Mais je peux parfaitement imaginer un être qui passerait sa vie dans un aéroport, quand l’ordre international et le droit international sont incapables de lui assurer l’accès à quelque pays que ce soit, quand la liberté d’entrer et de sortir est conditionnée par un tampon officiel sur une feuille de papier. Par la détention d’un papier frappé d’un tampon. C’est la vie moderne ! L’individu n’y a d’autre identité que celle que lui assigne le ministère de l’intérieur.
Cet être, un aéroport l’enverra dans un autre qui l’embarquera à destination d’un troisième, qui l’expédiera vers un quatrième. Tel un colis postal dont les adresses du destinataire et de l’expéditeur seraient perdues.
C’est ce qui m’est arrivé il y a quelques années : un aéroport parisien a gracieusement fait don de ma personne à un aéroport belge qui en fit de même à l’intention d’un aéroport polonais qui, pour finir, me vida dans un aéroport allemand, sans que j’aie à aucun moment le droit de discuter le droit, n’ayant moi-même aucun droit dans aucun aéroport.
Il ne m’a guère fallu plus dix minutes pour écrire à bord d’un avion mon court poème l’Aéroport d’Athènes, un peu comme j’aurais inscrit mes observations sur le temps qu’il fait. Je venais de passer deux heures dans l’aéroport grec grouillant de monde, avec des familles palestiniennes qui avaient formé une sorte de petite communauté, sans savoir comment elles s’étaient retrouvées là, attendant ce qu’elles ne réclamaient pas, dans l’éventualité d’être jetées dans l’inconnu.
Un romancier contemporain pourrait trouver dans ce scénario, poussé au bout de sa dramaturgie, l’une des épopées de notre temps où l’homme se trouve lié à une force inconnue et ironique, sans même pouvoir poser la question de la liberté, individuelle et publique, dans un lieu hors de l’espace, dans une prison… »

Extrait du Monde diplomatique, juin 1987.


Mahmoud Darwish Athens airport مطار اثينا par Halfaween






Mahmoud Darwich, Plus rares sont les roses, traduit de l’arabe par Abdellatif Laâbi, Éditions de Minuit, 1989, 96 pages. 




مَطَارُ أَثِينَا



مَطَارُ أَثِينَا يُوزِّعُنَا لِلْمَطارَاتِ. قَالَ المُقَاتِلُ: أَيْنَ أُقَاتِلُ؟ صَاحَتْ بِهِ 

حَامِلٌ: أَيْنَ أُهْدِيكَ طِفْلَكَ؟ قَالَ المُوَظَّفُ: أَيْنَ أُوَظِّفُ مَالِي؟ فَقَالَ 

المُثَقِّفُ: مَالِي وَمَالكَ؟ قَالَ رِجَالُ الجَمَارِكِ: مِنْ أَيْنَ جِئْتُم؟ أَجبْنَا: مِنَ

البَحْرِ. قَالُوا: إِلَى أَيْنَ تَمْضُون؟ قُلْنَا: إلى البَحْرِ. قَالُوا: وَأَيْنَ عَنَاوِينُكُم؟

قَالَتِ امْرَأَةٌ مِنْ جَمَاعَتِنَا: بُقجَتِي قَرْيتِي. فِي مَطَارِ أَثِينَا انْتَظَرْنَا سِنينَا. تَزَوَّج 

شَابُّ فَتَاةً وَلَمْ يَجِدَا غُرْفَةً لِلزَّوَاجِ السَّرِيعِ. تَسَاءَلَ: أَيْنَ أَفُضُّ بَكَارَتَهَا؟

فَضَحِكْنَا وَقُلْنَا لَهُ: يَا فَتىً, لَا مَكَانَ لهَذَا السُّؤالِ. وَقَالَ المُحلِّل فِينَا:

يَمُوتُونَ مِنْ أَجْلِ أَلَّا يَمُوتُوا. يَمُوتُونَ سَهْواً. وَقالَ الأَدِيِبُ: مُخَيَّمُنَا سَاقِطُ 

لاَ محَالَة. مَاذَا يُريدُونَ مِنَّا؟ وَكَانَ مَطَارُ أَثًينَا يُغَيِّرُ سُكَّانَهُ كُلَّ يَوْمٍ. وَنَحْنُ

بَقَيْنَا مَقَاعِدَ فَوْقَ المَقَاعِدِ نَنْتَظِرُ البَحْرَ, كَمْ سَنةً يَا مَطَارَ أَثِينَا   



L’aéroport d’Athènes

Traduction d'Abdellatif Laâbi :

L’aéroport d’Athènes nous répartit dans les aéroports.
Le combattant a dit : où combattrai-je ?
Une femme enceinte lui a crié : où t’offrirai-je ton enfant ?
Le fonctionnaire a dit : où ferai-je des affaires ?
L’intellectuel a rétorqué : c’est ton affaire.

Les douaniers ont demandé : d’où êtes-vous ?
Nous avons répondu : de la mer.
Ils ont demandé : où allez-vous ?
Nous avons répondu : à la mer.
Ils ont demandé : votre adresse ?
Une femme de notre groupe a répondu :
         mon village, c’est mon baluchon.

A l’aéroport d’Athènes, nous avons attendu des années.
Un jeune homme a épousé une jeune fille
   et ils n’ont pas trouvé de chambre pour consommer rapidement le mariage.
Il s’est demandé : où vais-je la déflorer ?
Nous avons ri et lui avons dit :
   cette question n’a pas lieu d’être, jeune homme.
L’analyste a dit : ils meurent pour ne pas mourir.
Ils meurent par hasard.
L’homme de lettres a dit : notre camp va sûrement tomber.
Que veulent-ils de nous ?

Chaque jour, l’aéroport d’Athènes changeait d’habitants.
Et nous, nous sommes restés comme des bancs sur les bancs, à attendre la mer,
pour combien d’années,
ô aéroport d’Athènes !



Traduction Elias Sanbar (Mahmoud Darwich, La terre nous est étroite et autres poèmes (1966 - 1999), Gallimard, Poésie, 2000 :

L'aéroport d'Athènes
L'aéroport d'Athènes nous répartit entre les aéroports. le combattant a dit : Où combattrait-je ? Une femme enceinte lui cria : Où t'offrir ton enfant ? L'employé a dit : Qu'ai-je à voir avec ton argent ? Et les douaniers ont dit : D'où venez-vous ? Nous avons répondu : De la mer. Ils ont dit : Où allez-vous ? Nous avons répondu : À la mer. Ils ont dit : Quelles sont vos adresses ? Une femme des nôtres a dit : Mon baluchon est mon village. À l'aéroport d'Athènes, nous avons attendu des années. Un jeune homme y épousa une jeune fille. N'ayant trouvé de chambre pour les mariages rapides, il se demanda : Mais où cueillir son hymen ? Nous en avons ri et lui avons dit : Jeune homme, ta question est déplacée. Et notre théoricien de service a dit : Ils meurent pour ne pas mourir. Ils meurent par inadvertance. Et le lettré a dit : Notre camp va tomber, inéluctablement. Que nous veulent-ils ? L'aéroport d'Athènes changeait d'habitants tous les jours. Et nous sommes restés assis, sièges posés sur les sièges, attendant la mer. Combien d'années encore, ô aéroport d'Athènes !
1986

 

1 commentaire:

  1. Très belle idée que celle de nous donner à lire plusieurs versions de poèmes! Merci. MN

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